« La Locandiera » de Carlo Goldoni. Mise en scène Alain Françon. Du 27 octobre au 10 février 2019, Salle Richelieu.
Le 26 août 1762, Goldoni fait son entrée dans Paris, appelé et attendu par la Comédie-Italienne. Le premier amoureux de la troupe, Zanuzzi, a transmis à l’auteur l’invitation des Premiers gentilshommes de la chambre, en charge auprès du Roi de l’administration des Menus-Plaisirs, c’est-à dire des fêtes, cérémonies et spectacles. La renommée du réformateur de la comédie italienne a passé les frontières depuis bien longtemps. En France, huit de ses pièces ont été traduites ou adaptées ; le Théâtre-Italien à Paris a joué avec grand succès des adaptations de ses pièces dont la comédie à canevas du Fils d’Arlequin perdu et retrouvé ; la Comédie-Française elle-même a fait jouer en 1759 La Suivante généreuse, due à Charles Sablier et imitée de La Serva amorosa.
Goldoni est connu du milieu des encyclopédistes et des philosophes des Lumières. Depuis sa retraite de Ferney, Voltaire lui voue admiration et sympathie. Enfin, au-delà de la France, les opéras de Londres, de Vienne, d’Allemagne, du Portugal et de Russie se sont emparés de ses livrets.
Dans quel dessein et dans quel état d’esprit Goldoni prit-il la décision de quitter son pays pour un exil qui allait s’avérer définitif ? La curiosité du poète pour une nation où se développent de nouvelles idées philosophiques est sûrement pour beaucoup dans cette décision, mais l’enjeu esthétique qui s’offre à lui l’attire sans doute tout autant, à savoir la rénovation du répertoire interprété par la troupe italienne.
Goldoni échoue dans la réforme qu’il a pourtant accomplie en Italie, celle de débarrasser la comédie italienne des masques et des improvisations chères à la commedia dell’arte, en soumettant aux acteurs un texte écrit et fixé. Le public français ne comprend plus suffisamment l’italien pour pouvoir suivre une pièce entièrement écrite en cette langue et les comédies présentées par la Comédie-Italienne comportent des scènes en français pour maintenir son attention. Le personnage d’Arlequin domine tous les canevas présentés au public français, ce qui va à l’encontre du soin qu’a Goldoni de dessiner avec finesse le caractère du personnage individualisé.
Dix gouaches de Fesch et Whirsker représentant l’acteur Carlin (Carlo Antonio Bertinazzi) interprétant Arlequin dans différentes pièces de la Comédie-Italienne, dans les années 1770. Gouache, encre sur vélin.
L’auteur s’en prend surtout aux comédiens pour expliquer cet insuccès. La Comédie-Italienne fonctionne par contraste avec la Comédie-Française dans le paysage parisien : les masques et le jeu libre et improvisé caractéristiques du divertissement italien s’opposent au théâtre de texte et au jeu plus figé du Théâtre-Français. Le public goûte l’un comme l’autre et ne veut se résoudre à voir le théâtre italien évoluer dans une veine plus sérieuse qui le rapprocherait du théâtre français.
Le Théâtre-Italien continue néanmoins à jouer des pièces de Goldoni, notamment dans les moments de crise qui mettent son identité en péril, entre 1769 et 1779, lorsque les représentations en langue française lui sont interdites, et plus encore à partir de 1780 quand le besoin se fait sentir de renouveler un répertoire de plus en plus maigre, se limitant à vingt-cinq grandes pièces et quinze petites. On commande alors six nouvelles pièces à Goldoni.
Malgré cet échec, l’auteur, un temps tenté de rejoindre le Théâtre de Vienne qui l’a appelé, décide de rester à Paris. En 1765, il est nommé maître de la langue italienne de Mesdames Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV, et est logé à Versailles avant d’obtenir enfin une pension royale. Le confort matériel espéré avant son départ de Venise ne fut cependant jamais au rendez-vous de ces années françaises.
En 1770, Goldoni s’attelle à un projet bien plus hardi : écrire une pièce en français pour la proposer à la Comédie-Française. Avant même son arrivée en France, il avait pu admirer l’art des acteurs français lors d’une de leurs représentations à la cour de Parme en 1756. Goldoni réussit avec Le Bourru bienfaisant, comédie en trois actes et en prose écrite en français, l’entreprise la plus téméraire de sa carrière.
Reçue à l’unanimité, la pièce est jouée triomphalement sur le Théâtre-Français le 4 novembre 1771 et le lendemain à Fontainebleau. Voltaire le premier salue la première pièce d’un étranger « très purement écrite » en français et jouée sur la scène nationale. On souligne en particulier « le bon goût », le bon ton de cette comédie décente, c’est-à-dire écrite dans le respect des règles de la dramaturgie française, au risque de vider l’art goldonien de sa substance.
Encouragé par la réussite de sa pièce, Goldoni s’attache aussitôt à en écrire une seconde, toujours à l’adresse des Comédiens-Français. L’Avare fastueux, construit cette fois sur le double caractère moliéresque de l’avare et du bourgeois gentilhomme, est soumis à correction après une première lecture, réexaminé une seconde fois en 1773 et présenté à Fontainebleau devant la Cour le 14 novembre 1776, dans des conditions peu favorables.
Le succès du Bourru bienfaisant apporte à Goldoni des ressources bien nécessaires, mais elle éclipse pendant plus d’un siècle toute son œuvre italienne et notamment ses pièces les plus originales.
La France paie bien mal les efforts contradictoires de Goldoni pour à la fois rénover le répertoire italien joué en France, suivant les principes de la réforme qu’il a menée en Italie, et s’acclimater au caractère national dans ses comédies françaises. En revanche, le Théâtre-Français lui fait de nombreux emprunts, dans des imitations mises à l’affiche au nom de ses adaptateurs : La Maison de Molière de Louis-Sébastien Mercier jouée en 1787, tirée d’Il Moliere ; Pamela ou la Vertu récompensée de François de Neufchâteau d’après la Pamela de Goldoni, elle-même inspirée du roman de Richardson qui avait déjà fourni à Voltaire le sujet de sa Nanine, est créée le 1er août 1793, prélude à l’arrestation des comédiens le 2 septembre suivant, la pièce étant jugée réactionnaire.
On peut encore citer La Jeune Hôtesse imitée de La Locandiera par Flins des Oliviers en 1791,La Dupe de soi-même (1799) et L’Avocat (1806) par Jean-François Roger, décalques fidèles des pièces goldoniennes.
Goldoni perd avec la Révolution la maigre pension royale qui lui a été accordée, sa seule ressource, alors qu’il est âgé de quatre-vingt-cinq ans et presque aveugle. Le 7 février 1793, Marie-Joseph Chénier plaide à la Convention pour le rétablissement de la pension du poète vénitien. L’assemblée, reconnaissant les mérites pour la France et l’Italie de ses excellents écrits, le lui accorde. Goldoni est mort la veille…
Pourtant source d’inspiration de nombreux dramaturges français, son œuvre n’est quasiment pas jouée au XIXe siècle. La Locandiera créée à Venise en janvier 1753 au Théâtre Saint-Ange est interprétée par la soubrette de la troupe, Maddalena Marliani, considérée comme la meilleure actrice italienne de son temps.
Le public parisien la découvre à la Comédie-Italienne en 1764, mais dans une version très différente élaborée par Goldoni lui-même sous le titre Camille aubergiste. À la fin du XIXe siècle, la Duse et la Ristori, interprètes italiennes majeures, reprennent toutes deux le rôle et le jouent en tournée à l’étranger. Catulle-Mendès, témoin de la première, « étourdissante de gaîté », déplore une dramaturgie qui ne soutient pas la comparaison avec Molière.
En France, il faut attendre 1912 pour voir la pièce mise en scène par André Antoine à l’Odéon, dans une adaptation de Julie Darsenne, utilisée également par Jacques Copeau en 1923 au Théâtre du Vieux-Colombier, avec Valentine Tessier dans le rôle de Mirandolina, lui-même interprétant le Chevalier. La mise en scène de Copeau est un hommage à la Duse qui voulait que Goldoni soit interprété avec « brio, brio, brio ». La tradition de volubilité a encore de beaux jours devant elle.
La mise en scène moscovite de Stanislawski, datant de 1898, est jouée au même moment par le Théâtre artistique de Moscou, au Théâtre des Champs-Élysées. Georges Pitoëff choisit la traduction de Benjamin Crémieux en 1931.
En 1952, Luchino Visconti met la pièce en scène à la Fenice de Venise.
Cette version, très discutée, prend l’exact contrepied de la tradition d’interprétation encore marquée par les codes de la commedia dell’arte : jeu lent, sobriété de la gestuelle, voix dépourvues de la musicalité habituelle que l’on prête à Goldoni, costumes silhouettés dépourvu d’ornements superflus, rigueur des décors conçus par Visconti et Piero Tosi, inspirés par l’œuvre du peintre Giorgio Morandi, dont l’influence est également perceptible dans l’éclairage. Rina Morelli interprète Mirandolina aux côtés du tout jeune Marcello Mastroiani en Chevalier, de seize ans son cadet, Giorgio De Lullo jouant Fabrice. Les mêmes acteurs travaillent avec Visconti sur une mise en scène de Tchekhov, au même moment. Le spectacle peut être vu du public parisien en 1956, dans le cadre du Théâtre des Nations.
La lecture de Goldoni se trouve bouleversée par cette interprétation : les aspects sociaux et psychologiques sont privilégiés aux dépens de l’image pittoresque traditionnelle. On parle d’une mise en scène « matérialiste », voire « marxiste ». Les critiques françaises sont assez virulentes. On reproche à Visconti d’avoir adopté un réalisme excessif et d’avoir renoncé à une certaine « italianité ». Le compte-rendu de Roland Barthes s’en fait l’écho, revenant sur une mise en scène précédente en France, par Bernard Jenny :
«La Locandiera de Jenny résumait assez bien toutes les Locandiera françaises : un style qui a tous les signes spectaculaires de la vivacité sinon la vivacité elle-même, des couleurs acides (comme si l’acide était fatalement le mode coloré de la rapidité), des valets prestes qui ne peuvent porter un plat (toujours vide, d’ailleurs) sans faire des cabrioles, bref la rhétorique de ce que l’on croit être encore, en France, l’italianité. Toutes les Françaises sont rousses, disait l’Anglais de la légende. De même pour nos hommes de théâtre, pour nos critiques, toute pièce italienne est une commedia dell’arte. Interdiction au théâtre italien d’être autre chose que vif, spirituel, léger, rapide, etc., etc...
Notre critique a trouvé la Locandiera de Visconti bien lourde, bien lente. Quelle déception, quel scandale même, que cette troupe italienne qui ne joue pas italien : des costumes et des décors raffinés, profonds, feutrés, en un mot contraires à ce vitriol des verts et des jaunes qui signifie aux Français toute arlequinade italienne ; une mise en scène presque réaliste, faite de silences, d’épisodes prosaïques, où les objets familiers (la sauce que l’on verse, le linge que l’on repasse) épaississent la durée théâtrale comme dans une pièce de Tchékhov. Bref Visconti a risqué là ce qui pouvait choquer le plus notre critique : il a joué La Locandiera comme une pièce bourgeoise. Disparue l’éternelle commedia dell’arte ! »
Bernard Dort dit que Goldoni se trouve ainsi délivré à la fois du « mirage de la commedia dell’arte et de la tutelle moliéresque. » Alors que la France découvre les mises en scène de Strehler dans les années 1970 – notamment avec La Trilogie de la villégiature jouée par les Comédiens-Français à l’Odéon en 1978 – la critique oppose souvent les deux maîtres, Strehler offrant une lecture moins radicale respectant un certain équilibre entre « jeu » et « réalité ».
Pour Bernard Dort, Strehler met en évidence une dualité fondamentale du théâtre de Goldoni, partagée entre « le Monde – entendons la description d’une activité quotidienne dominée par le besoin et inscrite dans un certain ordre social – et le Théâtre – soit un jeu réglé par des conventions mais mu par le désir, qui transgresse, momentanément, cet ordre »
Jacques Lassalle monte La Locandiera à la Comédie-Française en 1981 ; il parle alors de retrouver « le plaisir d’un théâtre arraché une bonne fois à l’italianité du volubile et de la cabriole, d’un théâtre qui ne sépare jamais l’expérience de la scène de l’expérience du monde » et qui explore « en tous sens l’innombrable diversité du quotidien ». La lecture de Jacques Lassalle contribue peut-être à résoudre le malentendu fondamental qui avait présidé à la réception en France du théâtre de Goldoni.
Alain Françon se situe également dans le sillage de Visconti et reprend à son compte une interprétation sociale et un portrait de femme qui a conscience de sa juste place au sein d’une société hiérarchisée et cloisonnée, finalement assez proche de la nôtre.
Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, mars 2018.
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POUR LA SAISON 24-25
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